11

 

 

J’étais tellement pressée d’échapper à la foule que, dans mon élan, j’ai heurté un vampire. Avant que je comprenne ce qui m’arrivait, il m’avait déjà agrippée par les épaules. Il avait une longue moustache à la Fu Manchu et une crinière qui aurait fait honneur à une paire de mustangs, le tout d’un noir de jais assorti à son costume. À un autre moment, je ne dis pas que je n’aurais pas été tentée de m’attarder. Mais là, je voulais juste qu’il dégage.

— Pourquoi tant de hâte, gente demoiselle ? s’est-il enquis, lyrique.

— Écoutez, monsieur, lui ai-je répondu – la politesse due au grand âge : il devait être plus vieux que moi, forcément –, je n’ai vraiment pas le temps. Excusez-moi de vous avoir bousculé, mais il faut impérativement que je parte.

— Vous ne seriez pas donneuse volontaire, par hasard ?

— Non, non, désolée.

Il m’a brusquement lâchée. Ouf ! J’ai continué mon chemin, avec un peu plus de prudence, cependant. J’avais eu chaud.

— Ah ! Vous voici, Sookie ! s’est exclamé André d’un ton quelque peu mécontent. La reine vous demande.

Il ne fallait tout de même pas oublier que j’étais là pour bosser. Que je sois en train de vivre un drame personnel ou non ne changeait rien à l’affaire. J’ai  suivi André sans broncher. La reine était en grande conversation avec un groupe de vampires et de simples mortels.

— Bien sûr que je suis avec vous, Sophie ! disait une vampire en robe longue asymétrique, fermée sur l’épaule par une énorme broche tout étincelante de diamants.

Enfin, ç’aurait aussi bien pu être des strass, pour ce que j’en savais, mais j’aurais parié que c’étaient des vrais. La mousseline rose pâle faisait très joliment ressortir sa peau satinée couleur café au lait.

— Arkansas était un crétin fini, de toute façon. J’ai déjà été absolument stupéfaite que vous l’épousiez.

— Donc, si je passe en justice, vous serez clémente avec moi, Alabama ?

À l’entendre, on aurait juré que Sophie-Anne venait de fêter son seizième anniversaire. Le visage lisse et ferme qu’elle levait vers son interlocutrice était d’une fraîcheur toute juvénile, ses grands yeux brillaient et elle paraissait à peine maquillée. En plus, elle avait lâché ses cheveux, chose plutôt rare chez elle.

La vampire a paru s’attendrir.

— Mais bien sûr !

Pendant ce temps, son familier – ou, disons, son humain de compagnie –, le mordu habillé à la dernière mode que j’avais repéré un peu plus tôt dans le hall, se disait : « Je ne lui donne pas dix minutes pour retourner sa veste. Et elle recommencera à comploter avec les autres, comme d’habitude. Oh ! Certes, ils prétendent tous aimer les feux de camp et les longues balades en bord de mer au clair de lune, mais dès que vous allez à une soirée, c’est manigances, mensonges et compagnie. »

Le regard de Sophie-Anne a croisé le mien. J’ai imperceptiblement secoué la tête. Alabama a pris congé pour aller féliciter les jeunes mariés, son chien-chien humain sur les talons. Craignant des oreilles indiscrètes, à l’ouïe beaucoup plus fine que la mienne, j’ai articulé un «plus tard » muet qui m’a valu un acquiescement silencieux d’André.

Le dragueur suivant n’était autre que le roi du Kentucky, le type qui se payait des Britlingens en guise de gardes du corps. Kentucky avait tout d’un Davy Crockett en goguette. Il lui manquait la peau d’ours et la toque de trappeur à queue de raton laveur, mais il portait un pantalon de cuir, une veste et des bottes de daim à franges et un grand foulard de soie noué autour du cou. C’était peut-être pour se protéger de la police de la mode qu’il avait engagé les Britlingens, tout compte fait.

Pas de Batanya ni de Clovatch à l’horizon, d’ailleurs. J’en ai conclu qu’elles étaient restées dans sa suite. C’était bien la peine de faire venir à prix d’or des gardes du corps d’élite, s’ils n’étaient pas assez près du corps en question pour le garder ! Et puis, comme je n’avais pas de nouveaux cerveaux à fouiller pour m’occuper, j’ai fini par remarquer un truc bizarre : quelque compact que soit le flot passant à proximité, il restait toujours un espace vide derrière le roi du Kentucky. Les gens le contournaient, comme s’ils évitaient un obstacle invisible. Les Britlingens devaient être de service, en définitive.

— Ah ! Sophie-Anne, z’êtes un vrai plaisir pour les yeux ! s’est exclamé Kentucky, avec un accent à couper au couteau.

Il avait pris soin de laisser pointer ses canines pour bien montrer à quel point c’était un plaisir. Beurk !

— Isaiah ! C’est toujours une joie pour moi de vous voir, lui a répondu l’intéressée, avec cette voix calme et ce visage impassible dont elle ne se départait jamais.

Impossible de dire si Sophie-Anne savait que les Britlingens étaient juste derrière lui. En m’approchant un peu, je me suis rendu compte que, tout en étant incapable de les voir, je pouvais détecter leur signature mentale. La magie qui les enveloppait physiquement étouffait également les ondes qu’elles émettaient, mais je parvenais tout de même à percevoir une vague résonance pour chacune d’elles. Du coup, comme une idiote, je leur ai souri. Et ce n’était vraiment pas malin de ma part, parce que le roi du Kentucky s’en est aperçu. J’aurais dû me douter qu’il était moins bête qu’il en avait l’air.

— Sophie-Anne, j’aimerais bien vous causer, mais va falloir éloigner cette petite blonde, là, pendant le temps qu’ça durera, a-t-il déclaré avec un grand sourire, avant de me désigner du menton. Sans blague, elle me fiche les jetons.

La reine s’est inclinée.

— Mais bien sûr, Isaiah. Sookie, pourriez-vous aller chercher la valise dont parlait cet employé au téléphone, tout à l’heure ? m’a-t-elle demandé, toujours aussi imperturbable.

— Tout de suite, ai-je aussitôt acquiescé, pas le moins du monde vexée de jouer les coursiers.

J’avais presque oublié l’appel du type bourru, en début de soirée. Je trouvais stupide qu’on nous oblige à descendre dans les sous-sols de l’hôtel au lieu d’envoyer un groom récupérer la valise en perdition pour nous la rapporter directement dans la suite. Mais à La Pyramide de Gizeh comme partout ailleurs, le règlement, c’était le règlement.

Comme je me retournais pour partir, j’ai croisé le regard d’André. Son visage était toujours aussi inexpressif. Pourtant, alors que je m’éloignais, je l’ai entendu dire :

— Excuse-moi, Sophie, mais nous n’avons pas transmis à la mortelle ton programme pour la nuit.

Et, par un de ces mouvements éclair auxquels je ne parvenais décidément pas à me faire, il s’est retrouvé juste à côté de moi, la main posée sur mon bras. Je me suis demandé s’il avait reçu un de ces petits messages télépathiques dont la reine usait pour communiquer avec ses filleuls – tout comme elle venait de le faire avec Sigebert, qui avait déjà remplacé André, se postant derrière sa maîtresse, un peu en retrait.

— J’ai à vous parler, m’a dit André.

En un clin d’œil, il m’a propulsée vers la sortie la plus proche. On a atterri dans les coulisses de l’hôtel : un couloir beige non identifié qui filait tout droit, sur une dizaine de mètres, avant de tourner sur la droite. Un plateau à la main, deux serveurs sont apparus à l’angle et nous ont croisés en nous adressant un coup d’œil intrigué. Un seul regard d’André a suffi à les faire détaler.

— Les Britlingens sont à leur poste, ai-je aussitôt annoncé à André, pensant que c’était la raison pour laquelle il m’avait attirée à l’écart. Elles sont juste derrière le roi du Kentucky. Est-ce que tous les Britlingens peuvent se rendre invisibles ?

Mais, déjà, André avait bougé, un geste si vif que mon œil avait tout juste pu capter une vague traînée colorée. Son poignet était devant ma bouche, dégoulinant de sang.

— Buvez ! m’a-t-il ordonné.

En même temps, j’ai senti qu’il essayait de briser ma volonté.

— Non !

J’étais non seulement révoltée par l’injonction elle-même et, plus encore, par le procédé, mais cette violence, la vue de ce sang qui coulait... J’en ai bégayé :

— Pour... pourquoi ? Pourquoi ?

J’ai essayé de reculer, mais il n’y avait aucune échappatoire et aucun secours à l’horizon.

— Il nous faut un lien plus fort avec vous. Nous avons besoin de nous attacher vos services par plus qu’un simple chèque. Vous vous êtes déjà montrée beaucoup plus utile que nous ne l’avions imaginé. Ce sommet est d’une importance capitale pour nous. Notre survie en dépend. Nous devons jouer tous nos atouts. Or, vous en faites partie.

Ah ! Pour de la franchise, c’était de la franchise !

— Mais je ne veux pas que vous ayez la moindre emprise sur moi, lui ai-je rétorqué (c’était terrible d’entendre ma voix trembler comme ça). Si je bois votre sang, vous saurez ce que je ressens, et ça, je le refuse. J’ai été engagée pour ce job, mais après, je reprends ma vie normale.

— Vous n’avez plus de vie normale.

Il n’avait pas l’air agressif, non, ni même un tant soit peu méchant. C’était bien ça le plus affolant, le plus terrifiant. Il disait ça avec un naturel désarmant.

— Mais si ! C’est vous les trucs bizarres sur le radar, pas moi !

Je ne savais pas trop ce que j’entendais par là, mais André a semblé comprendre où je voulais en venir.

— Je me moque de ce que vous projetez de faire de votre petite existence de mortelle, m’a-t-il lancé avec un haussement d’épaules propre à me rabaisser à ma misérable condition de vermine.

Ta vie, ma fille ? Pff ! Une peccadille !

— Nous consoliderons notre position, si vous buvez mon sang. Alors, vous n’avez pas le choix, a-t-il insisté. Et ne vous plaignez pas : je vous ai fourni des explications, ce que je ne me serais pas donné la peine de faire si je ne respectais pas vos dons.

J’ai tenté de me dégager, mais autant essayer de repousser un éléphant : ça ne marche que si l’éléphant veut bien bouger. Or, André, lui, ne voulait pas. Son poignet s’est encore rapproché. J’ai serré les lèvres. Mais j’étais persuadée qu’il n’hésiterait pas une seconde à me casser les dents, s’il le fallait. Et si jamais j’avais le malheur de crier, j’aurais son sang dans la bouche avant d’avoir eu le temps d’émettre le moindre son.

Tout à coup, une troisième présence s’est matérialisée dans le couloir : Éric. Toujours drapé dans sa grande cape de velours noir, son capuchon rejeté en arrière, il se tenait juste à côté de nous, une expression incertaine sur le visage – pas du tout son genre, ça, l’hésitation.

— Pourquoi faites-vous cela, André ? a-t-il demandé d’une voix encore plus grave qu’à l’accoutumée.

— Oserais-tu critiquer les ordres de ta reine ?

En intervenant dans l’exécution des ordres de Sa Majesté, Éric se mettait en fâcheuse posture – je supposais, du moins, que la reine était au courant de la démarche d’André. Mais je priais de toutes mes forces pour qu’il reste, pour qu’il m’aide. Je l’implorais du regard.

André était bien le dernier vampire avec lequel j’aurais accepté d’avoir un lien de sang. Et dire que c’était moi qui avais donné à Sophie-Anne l’idée de l’épouser après l’avoir nommé roi de l’Arkansas ! Une super idée, d’ailleurs. Et voilà comment j’étais récompensée ? Ça m’a fait mal. C’était idiot, je le savais, mais c’était plus fort que moi. Ça m’apprendrait à considérer les vampires comme des êtres humains.

— André, laissez-moi vous faire une suggestion, a proposé Éric d’un ton plus calme et plus posé.

Parfait. Il gardait la tête froide. Ça en faisait au moins un sur nous deux.

— Il ne faut pas contrarier Sookie, sinon elle ne voudra plus coopérer.

Oh, bravo ! Si c’était ça, sa brillante suggestion, j’étais mal partie ! Mais je ne m’attendais pas non plus à un « Lâche-la ou je te tords le cou ». Éric était bien trop futé pour ça. Bon sang ! Mais pourquoi John Wayne n’était-il jamais là quand on avait besoin de lui ? Où était Bruce Willis ? Matt Damon ?

— Nous avons déjà échangé notre sang, Sookie et moi. Et plusieurs fois. À vrai dire, nous avons même été amants, a continué Éric en avançant d’un pas. Je pense qu’elle ne se montrerait pas si récalcitrante, si c’était moi le donneur. Le résultat serait le même, puisque je vous ai prêté allégeance, a-t-il argué en s’inclinant respectueusement.

Il se montrait prudent, extrêmement prudent. Ça ne m’en terrifiait que davantage. André était donc si terrible ?

Tout à sa réflexion, André m’avait lâchée. Sa plaie au poignet s’était déjà pratiquement refermée, de toute façon. J’ai pris quelques bonnes bouffées d’air. Mais ma respiration était saccadée et mon cœur battait à cent à l’heure.

André a regardé Éric. J’ai cru déceler de la méfiance dans ses prunelles. Puis il s’est tourné vers moi.

— Vous avez tout du lapin qui tremble sous son buisson en sentant le renard approcher, a-t-il commenté d’un ton persifleur.

Il a marqué un long temps d’arrêt.

— Vous nous avez rendu service, à la reine et à moi, à plusieurs reprises, a-t-il finalement admis. Puisque l’objectif final sera atteint, pourquoi pas ?

Je m’apprêtais déjà à lui dire : « Et n’oubliez pas que je suis le seul témoin de la mort de Peter Threadgill », mais mon ange gardien m’a fait taire. Enfin, ce n’était peut-être pas mon véritable ange gardien, plutôt mon inconscient, mais dans un cas comme dans l’autre, je lui devais une fière chandelle.

André a fini par céder.

— D’accord, Éric. Tant qu’elle est liée à quelqu’un de notre royaume... Je n’ai eu qu’une seule goutte de son sang, qui m’a permis de découvrir ses origines féeriques. Mais si vous avez pratiqué plusieurs dons réciproques, il existe déjà une relation très forte entre vous. Répond-elle bien lorsque tu l’appelles ?

Quoi ? Quel appel ? Quand ça ? Eric ne m’avait jamais « appelée ». Pour tout dire, j’avais même carrément défié son autorité. Et plus d’une fois.

— Oui, elle obéit au doigt et à l’œil, a répondu Éric sans ciller.

J’ai failli m’étouffer. Mais ça lui aurait cassé son effet. Alors, je me suis contentée de baisser la tête, comme l’obéissante esclave que j’étais.

— Bon, eh bien, faites donc ! a ordonné André avec un geste agacé.

— Ici ? Je préférerais un endroit plus discret, a protesté Éric.

— Ici et maintenant.

André n’allait manifestement pas transiger davantage.

— Sookie, a murmuré Éric en rivant sur moi un regard d’une éloquente intensité.

Je lui ai rendu son regard. Je savais ce que ça signifiait : je n’allais pas y couper. Inutile de crier, de lutter, de tenter de m’opposer à ce que, désormais, plus rien ne pouvait empêcher. Éric m’avait certes épargné la transfusion aliénante d’André, mais il ne pourrait pas aller au-delà.

Il a haussé les sourcils : sa manière à lui de me dire que c’était la meilleure solution, qu’il essaierait de me ménager, qu’il valait nettement mieux pour moi être attachée à lui plutôt qu’à André.

Je le savais. Non seulement parce que je ne suis pas aussi bête que j’en ai l’air, mais aussi parce que ce lien dont il avait parlé à André existait bel et bien entre nous. Éric comme Bill avaient bu mon sang, et moi le leur. Pour la première fois, je saisissais le sens réel de l’« attachement » que ça impliquait. Est-ce que je n’avais pas une furieuse tendance à oublier qu’ils étaient des vampires, à les considérer comme des humains ? N’avaient-ils pas le pouvoir de me faire souffrir plus que quiconque ? Et ce n’était pas uniquement la relation intime que j’avais eue avec eux qui nous liait. C’était le pacte qu’on avait signé en échangeant nos sangs. Certes, sans doute grâce à ma généalogie un brin fantaisiste, je n’étais pas à leur merci : ils ne pouvaient pas contrôler ma volonté, ni lire dans mes pensées. Mais il y avait bel et bien quelque chose de fort entre nous. Combien de fois n’avais-je pas perçu ce léger bourdonnement en fond sonore, cette intangible vibration qui faisait immanquablement apparaître leur image à mon esprit, sans comprendre que c’était leur vie que j’entendais s’écouler ?

Heureusement, on met beaucoup moins de temps à penser tout ça qu’à le raconter.

— Éric, lui ai-je répondu, en inclinant docilement la tête sur le côté.

Inutile d’en dire davantage. Il ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Il s’est approché et s’est penché vers moi en tendant les bras pour déployer sa cape autour de moi et nous procurer un semblant d’intimité. Le geste était un peu ambigu et ne servait pas à grand-chose, mais l’intention y était.

— Pas de sexe, Eric, lui ai-je tout de même ordonné, avec autant de fermeté que je le pouvais.

Tant que ça n’aurait rien à voir avec la morsure d’un amant, je pourrais encore le supporter. Mais il était hors de question que j’aie une relation sexuelle devant qui que ce soit. Déjà, les lèvres glacées d’Éric se posaient au creux de mon cou ; son corps se plaquait contre le mien. Je lui ai passé les bras autour du cou, tout simplement parce que c’était plus facile. Puis il m’a mordue. Je n’ai pu retenir un hoquet de douleur.

Ça ne l’a pas empêché de continuer – heureusement, parce que j’avais hâte qu’on en finisse. D’une main, il me caressait le dos, comme s’il cherchait à me réconforter.

Au bout de quelques interminables secondes, il m’a léché le cou pour s’assurer que les deux petites plaies vives se refermeraient rapidement – sa salive avait des vertus cicatrisantes.

— À toi, Sookie, m’a-t-il murmuré à l’oreille.

À moins d’être allongée sur lui ou de l’obliger à se plier en deux, je ne pouvais pas atteindre son cou. J’ai bien vu qu’il s’apprêtait à m’offrir son poignet, mais il aurait fallu qu’on change de position. C’était trop compliqué. Alors, j’ai déboutonné sa chemise et dénudé son torse. Là, j’ai eu un temps d’hésitation. J’ai toujours eu horreur de ce moment. Nos dents d’humain de base ne sont pas assez pointues. Je me disais : « Ça va être de la boucherie. » C’est alors qu’Éric a fait un truc auquel je ne m’attendais pas : il a sorti le poignard rituel dont il s’était servi au mariage des deux rois vampires et, avec cette même dextérité dont il avait alors fait preuve, il s’est entaillé la poitrine juste sous le sein gauche. Le sang, épais, s’est lentement écoulé de la blessure. J’en ai profité pour jouer les sangsues. C’était un geste affreusement indécent, je le reconnais. Encore une chance que je n’aie pas eu à regarder André et qu’il n’ait pas pu me voir.

Je sentais Éric bouger et j’ai compris qu’il n’était pas insensible à l’érotisme de la situation. Je ne pouvais rien y faire, à part maintenir cette distance cruciale de quelques centimètres entre nous. J’ai aspiré de toutes mes forces et j’ai entendu Éric laisser échapper un gémissement étouffé. J’essayais seulement d’en finir au plus vite. Le sang de vampire est presque sucré, mais lorsqu’on a conscience de ce qu’on est en train de faire et qu’on n’est pas à deux doigts de l’orgasme, je vous jure que ça n’a rien d’une partie de plaisir. Quand j’ai estimé que le supplice avait assez duré, je me suis redressée. J’ai refermé la chemise d’Éric d’une main tremblante, persuadée que l’incident était clos et que j’allais pouvoir aller me terrer quelque part jusqu’à ce que les battements affolés de mon cœur veuillent bien se calmer.

C’est alors qu’une porte a claqué contre un mur et que Quinn a débarqué.

— Mais qu’est-ce que vous fabriquez, exactement ? a-t-il rugi.

— Ils ne font qu’obéir aux ordres, lui a sèchement répondu André.

— Ma femme n’a d’ordres à recevoir de personne !

Sa femme ? J’ai ouvert la bouche pour protester.

Mais, étant donné les circonstances, je me voyais mal répliquer que je n’appartenais à personne et que j’étais parfaitement capable de me débrouiller toute seule.

Je ne savais pas trop comment me sortir d’une situation pareille. Il n’existait aucun manuel de savoir-vivre qui prévoyait une telle calamité. Même l’imparable règle de bienséance que ma grand-mère recommandait en toute occasion (« fais ce qui gênera le moins les gens ») ne pouvait pas, même de très, très loin, s’appliquer à une catastrophe de cette ampleur. Je me suis demandé ce que cette chère Abby en aurait dit.

— André, ai-je dit en m’efforçant de prendre un ton décidé et un air résolu, et non soumis et terrifié. Je vais terminer le job que j’ai commencé parce que je m’y suis engagée. Mais plus jamais je ne travaillerai ni pour vous, ni pour la reine. Éric, merci d’avoir essayé de me rendre la chose aussi agréable que possible (quoique le mot « agréable » n’ait pas été le plus approprié, en l’occurrence).

L’intéressé s’était décalé d’un pas mal assuré pour s’adosser contre le mur. Sa cape s’était ouverte, et la tache sur son pantalon crevait les yeux.

— Oh ! Pas de problème, a-t-il murmuré.

Il avait pris une voix rêveuse, ce qui n’a rien arrangé. Je l’ai même soupçonné de l’avoir fait exprès. J’ai senti le rouge me monter aux joues.

— Quinn, on discutera plus tard, comme convenu, ai-je poursuivi, cassante. Enfin, si tu veux toujours me parler.

Et, regardant droit devant moi, je me suis forcée à remonter ces dix mètres d’une banalité absolue, à tourner à l’angle et à passer la porte battante qui donnait directement... dans les cuisines. Ce n’était assurément pas là où je voulais aller, mais, au moins, je m’étais débarrassée des trois types du couloir.

À la première personne portant l’uniforme de l’hôtel que j’ai rencontrée, j’ai demandé :

— Je cherche l’endroit où on récupère les bagages oubliés.

La serveuse était en train de charger son énorme plateau de verres de sang artificiel. Elle ne s’est pas interrompue, mais elle a désigné du menton une porte sur laquelle un panneau indiquait « Sortie ».

La sortie en question donnait sur une volée de marches qui descendaient vers les niveaux inférieurs, probablement les sous-sols de La Pyramide. On n’a pas de cave, dans ma région (à cause du niveau de la mer), et c’est avec une certaine appréhension que je me suis enfoncée sous terre.

Jusque-là, j’avais cavalé comme si quelque chose me poursuivait-ce qui, au sens figuré, n’était que la plus stricte vérité – et je m’étais concentrée sur cette fichue valise pour m’empêcher de penser. Mais, arrivée au bas de l’escalier, je me suis brusquement arrêtée.

Maintenant que j’étais vraiment seule, qu’il n’y avait plus personne pour me voir, je pouvais m’accorder un petit moment de répit. Je suis restée sans bouger, appuyée d’une main contre le mur, et je me suis enfin autorisée à réagir à ce qui venait de se passer. Je me suis mise à trembler de tout mon corps et, machinalement, j’ai porté la main à mon cou. Quand j’ai touché mon col, j’ai senti un truc bizarre sous mes doigts. J’ai tiré dessus pour l’examiner. Il était tout gluant de sang. Les larmes me sont montées aux yeux. Alors, je me suis laissée glisser le long du mur de ce sinistre escalier, dans les soubassements d’une ville inconnue, loin de chez moi, et j’ai pleuré.

La conspiration
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